mardi 3 juillet 2012

Quelques réflexions sur la notion de frontière.




« Alors que nous avons tendance à considérer les frontières essentiellement comme des lignes d’exclusions, le mot frontière, ici, révèle l’unité de la double identité, qui est à la fois distinction et appartenance. La frontière est à la fois ouverture et fermeture. C’est à la frontière que s’effectue la distinction et la liaison avec l’environnement. Toute frontière, y compris la membrane des êtres vivants, y compris la frontière des nations, est, en même temps que barrière, le lieu de la communication et de l’échange. Elle est le lieu de la dissociation et de l’association, de la séparation et de l’articulation. Elle est le filtre, qui à la fois refoule et laisse passer. Elle est ce par quoi s’établissent les courants osmotiques et ce qui empêche l’homogénéisation. »
(Edgar Morin. La Méthode. T.1.La Nature de la Nature. part II : Organisaction. La production-de-soi. L’ouverture. B.La relation écologique.1.L’autonomie dépendante. Ed du Seuil.Points. Essais.1977.)

Le vivant ne se cantonne point dans une ontologie figée où un individu, un sujet, serait comme immuablement pensé pour fonctionner dans un ensemble qui lui-même serait fixe. La Vie se manifeste et s’exprime dans un contexte physico-chimique et atomique en mouvement et en transformation incessante sur une échelle de durée astronomique. La Terre est objet-sujet géologique de ce processus ; elle subit des transformations en produisant le vivant en évolution. Elle est en quelque sorte une frontière entre l’inerte et le sensible. Homo sapiens est à considérer comme un processus frontière, un pont évolutif entre la pure Nature et… un futur conscient, x. L’Univers suit sa route mystérieuse.

C’est toujours sur les zones frontalières que se jouent et se décident les plus importantes transformations au plus intime de tout ce qui se situe de part et d’autre de la membrane cellulaire, de la peau, d’une ligne géographique territoriale, de l’autorisé et de l’interdit, de l’intellect et de l’intuition... Et qui, toujours limite sans jamais séparer.

Qu’est-ce que le terme frontière signifie dans la relation entre un être vivant donné, par exemple un dauphin, et l’espace maritime où cet être se développe et existe ?

Que se passe-t-il entre l’organisme du dauphin, son système nerveux, situé à l’intérieur de l’enveloppe –frontière corporelle, et l’écosystème océanique, situé à l’extérieur de la limite corporelle, écosystème dans lequel l’animal, totalement immergé, se comporte ? Un système biologique se limite-t-il à une phénoménologie chimio-mécanique déclenchant la sensation de faim (1), de besoin, qui, elle-même, à son tour déclencherait le comportement consommateur ? Un corps est-il seulement un sac se remplissant de denrées, de vitamines ; une simple mécanique de « production – de-soi », "boucle récursive » de sa propre énergie vitale, brûlant ses combustibles thermo-cellulaires? Est-ce un simple système « individué », un « appareil » auto-organisé par la seule consommation/production singularisée dans une « praxis » sociétale ; un simple « remous » organisant l’espace ordonné par l’Histoire, à travers ses prédations, ses ponctions environnementales et ses recyclages de matière ?
Le spectacle gracieux des mouvements du dauphin, image à la perfection l’idée « heureux comme poisson dans l’eau » ! Son corps fuselé se déplace et glisse sans effort apparent tel l’oiseau volant au-dessus des arbres. Les déplacements de ce corps dessinent d’infinies volutes au cœur de l’espace, de la matière aqueuse, et y sculpte, en quelque sorte, des formes dynamiques, des remous éphémères. Cet espace sculpté se confond alors avec ce corps qui devient espace distingué; la matière spatiale en mouvement se fait alors poisson, comme l’air se fait oiseau et la Terre se fait homme. Contrairement à ce que nous dit E.Morin, (et qui ne manque pas d’une certaine vérité), cette « osmose » (bioculturale), ne s'oppose pas à homogénéité,homogénéité, mais elle procède d’ une certaine homogénéité obligatoire entre l’être vivant et son biotope, entre le minéral et le biologique, entre la matière dite sombre du cosmos et la lumière, entre notre corporéité et la culture.
Les divers orifices (immédiatement perceptibles) du corps, ne sont pas les seuls points de pénétrations, d’interactions et d’échanges vitaux, informationnels, entre le système physiologique et son milieu. Un dauphin, ça aime aussi se déplacer en groupe, sauter dans les remous et escorter les navires ; soit par curiosité ou par goût du jeux, ou tout simplement des fois qu’il y aurait là, quelque éventuelle source de nourriture… Chez le sujet acclimaté à l’homme, et vivant dans des bassins-écoles, la couche pourtant épaisse de son épiderme est affectivement sensible au moindre contact avec la main humaine… Si des thons ou des sardines attiraient autant les hommes que les dauphins, je veux dire au plan émotionnel, les thons et les sardines ne seraient-ils pas, comme les dauphins des parcs aquatiques, placés dans de telles conditions structurelles et relationnelles, (environnementales), avec des humains, que leurs comportements en seraient transformés, ne serait-ce, au minimum que par adaptativité évolutive ?
L’exemple du dauphin, un très attachant, « affectueux », « joueur » et « sociable » mammifère, semblera peut-être mal choisi, en tant qu’il est très proche, semble-t-il, de notre espèce. Soit. Mais si nous faisons ce choix c’est justement parce que le dauphin est un excellent exemple de macro système vivant frontalier entre le thon et l’homme. Autrement dit, entre ce qui est ressenti par l’homme comme Nature étrangère et Nature familière. Nous pourrions comparer le dauphin au chimpanzé, espèce-frontière familière évolutive, entre homo sapiens et leur ancêtre préhistorique. Quant à nos amis poilus domestiques, produits culturels génétiquement modifiés sur les bases naturelles de félidés et de canidés sauvages, ils sont effectivement très humanisés, culturalisés, et ce, depuis bien longtemps, car il est plus aisé de s’accompagner chez soi d’un toutou ou d’ un chat, plutôt qu’inviter un dauphin dans notre piscine privée!



Jardin- secret- de- soi.


Qui dit piscine privée, dit aussi espace végétal privé. Les plantes, les fleurs et les arbres qui décorent nos jardins sont à la fois très éloignés de nous et très proches.
Quelles sont les limites écologico relationnelles, bioculturales, entre soi, le jardin, Médor et les enfants qui barbotent allègrement et éclaboussent les baies vitrées de la véranda fraîchement astiquée ?
Comment ça respire et se comporte une maisonnée complète ? Que dire de ces liens-frontières qui systémisent les objets, les meubles, les matériaux, les couleurs, les reflets, les parties éclairées et les parties plus sombres qui tournent et passent d’une pièce à l’autre, au fil du jour ; un jour plus ou moins doré de soleil ou gris selon…les jours ; la lumière sensuelle et espiègle sur, et dans les animations mouvantes des corps qui bougent, des images télévisées. Les éclats jaunes des canaris mesquinement encagés, claquant de leurs ailes empêchées l’espace sonore du salon dont le sol est martelé par les talons mouillés et têtus de Fanny qui se précipite vers le frigo.
Il y a assurément un dialogue, un « bruit », une mixité poreuse, régulière, soutenue, qui s’établis entre ces milliers de choses, au milieu desquelles j’existe ; un échange dont chaque terme pénètre au plus profond de mon corps et de mon moi, qui n’en ai pas toujours conscient. Il n’y a pas de vide entre le sujet et son milieu. Ainsi, leur frontière apparente, officielle, commune, est elle-même un lieu, une géographie, un climat, un micro monde occulte où se font et se défont des formes agissantes, concrètes, de par et d’autre. L’espace organique, physiologique est engrammé, revisité en permanence. Chacune de ces choses à l’intérieur de ses limites distinctives, spécifiques ; chacune contribuant à un tout intérieur/extérieur chaotique organisé, toujours uni, toujours multiple, interactif, jamais le même, dans un ordre improbablement prévisible, trempe dans une homéostasie multiforme totalement ouverte à la jouissance et à l’angoisse de sa concrète, fascinante et permanente nouveauté. Nouveauté (capacité de décliner l’Un Cosmique en formes infinies), surprenante, parfois terriblement explosive.

Ce dialogue frontalier est le fruit d’un langage entre rationnel et irrationnel, entre pragmatisme et émotion, entre matière et esprit ; c’est un langage indompté par la plupart des êtres humains, dont les rêves paradoxaux se déchargent, et que le corps utilise, avec plus ou moins de réussite, pour s’auto-équilibrer.

Nous venons de faire un petit tour de la notion de frontière. Frontières spécifiques, fonctionnelles, interactives, affectives, culturelles, structurelles, systémiques… (à suivre).

(1). Ce terme pouvant être employé dans toutes ses formes possibles: libido, faim de savoir, de pouvoir...etc.


1 commentaire:

Anonyme a dit…

J'aime beaucoup votre texte, d'autant plus que je suis ami d'Edgar!

Fondements culturels des configurations de la conscience cognitive et morale de la civilisation occidentale. Analyse et ressorts des mentalités du monde globalisé. Les relations et comportements humains, les rapports humain/Nature, les traces et stigmates de l'Histoire de nos sociétés. Les limites de la croissance industrielle. L'écologie ,l'évolution et l'avenir du monde...